Dernière mise à jour le 2 février 2019
Par Françis Serra.
Texte publié avec l’aimable autorisation de la Revue Golias http://golias-news.fr/ à l’occasion de la journée internationale de la femme.
Trois militants historiques de la lutte contre l’esclavage en Mauritanie [1] étaient sur la liste des nobélisables. La loi criminalisant l’esclavage dont vient se doter la Mauritanie, renforçant celle de 2007, est peut être celle dans le monde qui définit le mieux la nature de ce phénomène humain : ce sont toutes les situations où un individu est privé de tout ou partie de ses droits fondamentaux, quand il passe du statut de sujet de droit à celui de bien meuble dont on peut user et abuser et que l’on peut faire fructifier, pour reprendre les termes juridiques qui caractérisent la notion de propriété [2].
Beaucoup de militants des droits de l’homme doutent de l’applicabilité de la loi et pensent qu’il s’agit de l’affichage humaniste d’un régime qui fait le job des Européens et des Américains dans la lutte contre le terrorisme et la migration. Toutefois, cette définition froide et juridique de l’esclavage, au-delà du poids affectif du mot et de la situation concrète en Mauritanie, doit nous faire réfléchir. Car à bien y regarder, ces situations ne sont-elles pas en passe de devenir, sinon la norme, mais la réalité quotidienne de millions de travailleurs dans le monde ?
Dans les grands ateliers d’Asie, dans les mines et les plantations africaines ou sud-américaines, dans les stades du Qatar, la vie des ouvriers sont des situations d’esclavage. Les passeports confisqués, les licenciements aléatoires, les garanties financières prises sur les familles, la précarité, les horaires, les cadences et le déni de la représentation syndicale montrent des individus usés, abusés dont la valeur travail fait fructifier les richesses de leurs maîtres.
Les grands médias et les services de communication des ambassades ou des agences onusiennes prennent facilement la pose devant les graves atteintes aux droits de l’homme en tête de gondole médiatique comme l’excision, les enfants soldats ou l’esclavage, au risque de la simplification comme dans le cas du militant anti esclavagiste mauritanien Biram Abeïd (voir ci-dessous), mais on les entend peu sur les atteintes aux droits de basse intensité médiatique comme les droits économiques et sociaux.
Avec une différence de degré mais pas de nature, en France, le lent détricotage du droit du travail sous la poussée de la pensée néo libérale participe aussi de cette vision d’une humanité sans droits individuels et collectifs, réduite à son statut utilitariste dans une société consumériste où seule la valeur marchande des objets compte, quelque soient leur nature et les conditions de leur production.
Si le prix Nobel devait être attribué à un militant anti esclavagiste, c’est aussi ce débat là qu’il faudra avoir.
De quoi parle-t-on quand on parle d’esclavage en Mauritanie ?
En août, l’actualité internationale dominée par la question des migrants et la chronique des horreurs syriennes a toutefois laissé un peu de place à d’autres sujets dramatiques comme la question de l’esclavage en Mauritanie [3]. Le 21 août Amnesty International dénonçait le fait qu’au moment où le parlement mauritanien adoptait une loi faisant de l’esclavage un crime contre l’humanité, la justice mauritanienne aux ordres de l’exécutif et au mépris de toute procédure pour un procès équitable, confirmait en appel la condamnation à deux ans de prison du militant anti esclavagiste Biram Abeïd pour son appartenance à des associations non reconnues et appel à la violence.
Selon les ONG des droits de l’homme, la nouvelle loi relève d’un double langage des autorités mauritaniennes. Elle est une avancée notable qui mérite d’être saluée mais qui doit être mise en œuvre concrètement, selon le haut-commissariat des droits de l’homme des Nations Unies [4].
Une réalité contemporaine
Les mots esclavage, génocide, déportation ou apartheid, renvoient aux heures les plus sombres de l’histoire humaine quand le déni d’humanité tient lieu de pensée pour justifier une politique. Avant de décrire une réalité sociale ou de qualifier juridiquement des pratiques condamnables, le mot est politique. La lutte contre l’esclavage a été l’alibi civilisationnel du roi des Belges Léopold 1er pour se tailler un empire colonial au cœur de l’Afrique, devenu très tôt une colonie violente qui a réduit par deux, en vingt ans, la population de cet immense territoire au moment où la cueillette de l’hévéa alimentait en caoutchouc la nouvelle industrie européenne de l’automobile [5]. Ce petit rappel historique pour dire qu’il faut parfois tenir avec discernement nos discours flamboyants et moraux qui dénoncent une situation d’atteinte grave aux droits de l’homme, non pour relativiser mais pour mieux comprendre les situations réelles. C’est le cas en Mauritanie à propos des survivances d’un esclavage pluri séculaire transsaharien qui a structuré humainement cette région du continent africain [6].
Nos postures outrées sur les droits de l’homme sont souvent perçues comme de l’arrogance occidentale. En janvier dernier, un article du Nouvel Observateur [7] débutait par ces mots : «la Mauritanie a son Spartacus, le militant Biram Dah Abeïd veut faire libérer tous les esclaves de son pays, au prix de sa propre liberté». Sauf que ce nouveau Spartacus avait pu se présenter aux élections présidentielles quelques mois plus tôt.
Le premier président Mauritanien Ould Daddah était parfaitement conscient de la réalité de l’esclavage dans son jeune Etat et de la nécessité de son éradication pour développer et intégrer son pays dans le concert des nations mais il expliquait en même temps qu’il ne pouvait aborder frontalement cette question tant elle touchait à des intérêts puissants et des pratiques ancrées dans la société maure.
Résultat : 55 ans, 5 coups d’État et 3 lois anti esclavagistes plus tard, la question est toujours au cœur du débat public en Mauritanie.
Une construction historique
L’histoire du Sahel, espace tampon entre le Sahara arabo-berbère et l’Afrique subsaharienne explique la permanence de pratiques sociales anciennes de servage, de travail forcé, de domination, de castes et d’inégalités dues à la naissance. En Mauritanie le développement économique basé sur un clientélisme d’Etat (administration, pêche, extraction minière, négoce international, construction) au profit des élites proches du pouvoir, aggrave les inégalités sociales. Ce pays, peuplé de 3,5 millions d’habitants dans une zone grande comme deux fois la France, a été créé en 1960 à partir de la rive droite du fleuve Sénégal et d’une partie l’ancien Soudan Français. Comme pour tous les pays d’Afrique ses frontières sont le résultat de considérations géostratégiques et administratives, plutôt que de logiques d’homogénéisation des peuplements humains.
Pour la France ce nouveau pays charnière permettait de contenir les revendications historiques du Maroc [8] au sud pendant que la rive droite du fleuve permettait les bases d’un développement économique. Les autorités du jeune État sénégalais n’y voyaient pas d’inconvénient, les Peuhls restaient ainsi minoritaires dans leur pays.
Dès le XIXe siècle, la vallée du fleuve Sénégal avait été encadrée par l’administration coloniale (écoles, santé, travaux publics, impôts, cultures de rente) pendant que l’administration des oasis et des confins désertiques au nord du fleuve était sous traitée aux grandes tribus arabo-berbères pourvu qu’elles fassent allégeance à la France, arrêtent de guerroyer et cessent leurs rezzous esclavagistes le long du fleuve.
Ces tribus étaient issues d’un long métissage entre les tribus guerrières bédouines venues progressivement de la péninsule arabique lors de la conquête arabe (VIIIe-XIIe siècle) et les anciens peuplements berbères d’Afrique du nord. La main d’œuvre servile de ces grandes lignées familiales était composée d’esclaves et d’affranchis pris sur les populations noires du fleuve. Cette main d’œuvre s’est peu à peu intégrée et métissée dans la société Maure qui est ainsi composée de deux communautés : les Beïdanes (Maures blancs) et Harratines (esclaves affranchis). Elles partagent la même langue : l’Hassanya (la langue arabe hybridée avec le berbère et les langues du fleuve) et revendiquent leur appartenance au monde arabo-musulman.
Du fait de ces métissages, la couleur de la peau n’est pas nécessairement le marqueur communautaire. Dans ce contexte ce que l’on appelle esclavage correspond à un spectre de situations concrètes qui vont du travail forcé au clientélisme en passant par le servage, le captage des héritages, le droit de cuissage, les castes et l’allégeance politique, sociale et culturelle.
Les élites politiques et administratives Beïdanes ne nient pas l’existence d’inégalités inacceptables dues à la naissance mais elles refusent de la regarder en face et d’assumer une réalité anthropologique ancrée dans leur histoire dont on ne viendra à bout que par leur engagement politique soutenu sur le long terme. Elles utilisent l’euphémisme «séquelles de l’esclavage». C’est d’abord ce refus de lucidité et de mémoire que les militants anti-esclavagistes leur reprochent : pourquoi nier la persistance de l’esclavage tout en faisant voter une nouvelle loi ?
Les identités sociales inégalitaires par la naissance ne sont pas l’apanage des Maures. On les trouve aussi, sous des formes spécifiques chez les Wolof, les Peuhls ou les Soninkés de la rive droite du fleuve. Les formes anciennes et les plus brutales d’esclavage persistent en zone rurale mais elles régressent et disparaitront grâce au travail des associations qui dès les années 70 (El Hor, puis SOS Esclaves, AFCF) ont milité courageusement, au prix de leur liberté, auprès des pouvoirs publics pour pénaliser ces pratiques. À l’époque, elles ont créé un parti politique l’AC (Action Politique) et Messaoud Ould Boulkheir, issu de la communauté Harratine se présentera aux présidentielles de 2007 et 2009 où il arrivera en seconde positions avec 17 % des suffrages.
Au-delà de son effet de visibilité qui fait de l’esclavage un crime contre l’humanité et donc imprescriptible, la dernière loi renforce le rôle des associations qui peuvent se constituer partie civile. Elle précise la qualification juridique d’esclavage, crée des juridictions spécialisées et permet d’incriminer les agents publics (policiers et magistrats) qui ne poursuivent pas les auteurs d’actes d’esclavage. Toutes les situations où une personne est considérée comme un bien meuble, un objet sans droit, tomberont sous le coup de la loi, si elle est effectivement appliquée, ce qui sera, dans le contexte judiciaire mauritanien bien plus difficile à obtenir que le vote de la loi.
Les nouveaux enjeux de la lutte contre l’esclavage
Les Noirs, francophones, formés à l’école coloniale constituèrent les premiers cadres intermédiaires de la nouvelle administration mauritanienne, alors que les étroites élites arabo-berbères beïdanes formées en France, après un moment de flottement, détinrent très tôt les leviers politiques et que leurs clientèles Harratines restaient dans une situation de domination. Le premier conseil des ministres en Mauritanie se tint sous une tente.
Deux événements vinrent bouleverser les fragiles bases communautaires de l’Etat : la grande sécheresse des années 70 et la guerre au Sahara occidental (1975-1979). Au début des années 70, plusieurs années de suite, le déficit pluviométrique chronique au Sahel décima les troupeaux et amena les populations nomades à fuir leurs zones de pâturage pour se regrouper vers les centres urbains du sud et à Nouakchott.
Les sociétés traditionnelles d’éleveurs et de nomades furent déstructurées en profondeur de manière irrémédiable. Des maîtres durent affranchir leurs esclaves et leurs parentèles, ils ne pouvaient plus en supporter les coûts. Des milliers de Harratines vinrent peupler Nouakchott ou furent installés dans «le triangle de la pauvreté», une zone au centre du pays, au nord du fleuve Sénégal.
Dans une logique de front pionnier vers le fleuve, les conflits fonciers avec les populations noires débutèrent. A la même époque, la guerre au Sahara occidental entre le front Polisario, l’Algérie, le Maroc et la Mauritanie, consécutive au retrait de l’Espagne sur ces territoires que la Mauritanie revendiquait face au Maroc a amené l’armée mauritanienne à recruter plusieurs milliers de soldats parmi les Harratines.
Ces deux phénomènes ont été des facteurs puissants d’émancipation des Harratines mais ont eu deux conséquences : la multiplication des conflits fonciers sur le fleuve et la montée en puissance de l’armée, purgée dans les années 90-91 de ses cadres «negro-mauritaniens» [9] à l’occasion des graves tensions qui ont fait plusieurs centaines de morts, des milliers de réfugiés noirs du fleuve vers le Sénégal fuyant les logiques d’épuration ethniques et entrainé une situation de quasi guerre entre la Mauritanie et le Sénégal. Les soldats et les milices Harratines, furent le fer de lance de ces exactions criminelles. Ces deux situations de guerre sont maintenant apaisées mais le fossé reste ouvert entre les communautés mauritaniennes.
Pendant la crise entre le Sénégal et la Mauritanie les confréries soufies présentes des deux côtés du fleuve permirent de contenir les violences. La Mauritanie a été le premier Etat au monde à se déclarer république islamique, 18 ans avant l’Iran. À l’époque, cette identité islamique ne correspondait pas à une volonté politique d’islamiser la société mais l’islam était le dénominateur commun de tous les citoyens mauritaniens issus des différentes communautés culturelles et linguistiques du nouvel État.
C’était une façon d’expliciter l’unité fragile du pays autour d’une religion commune. Biram Abeïd est le premier à avoir porté le débat de l’esclavage en Mauritanie sur le terrain politico-religieux.
Très tôt au moment de l’islamisation de l’Afrique du nord, les territoires actuels de la Mauritanie abritèrent des grands centres d’érudition islamique (Chinguetti, Oualata et Boutilimit). Des penseurs illustres de l’islam au Moyen Orient venaient de Mauritanie. Aujourd’hui l’islam confrérique traditionnel, très puissant en Mauritanie recule, il est concurrencé par l’islam wahhabite en provenance de la péninsule arabique. L’argent du pétrole et du gaz des monarchies du golfe est le principal facteur de cette influence grandissante. Une lecture de la Charriâ a permis d’abolir dans ces pays l’esclavage formel dès la décennie 1960.
L’idéologie de cet islam d’un retour aux sources des premiers temps de la révélation mohammadienne séduit de plus en plus les urbains en quête de valeurs morales et d’un discours structurant.
Dans ce contexte, c’est au nom des origines de l’islam que le Harratine Biram Abeïd portera le fer de la lutte contre l’esclavage en 2012 en brûlant publiquement d’anciens textes de jurisconsultes musulmans justifiant l’esclavage. Cet acte public choqua la société mauritanienne. Il sera emprisonné et libéré six mois plus tard pour vice de procédure. Cependant ce geste a marqué et a contribué à la relance publique du sujet.
En montrant qu’il n’hésitait pas à faire de la communauté Harratine une force collective de contestation de l’ordre social établi, Biram Abeïd s’est attaqué aux systèmes clientélistes politiques traditionnels. Deux ans plus tard il se présentera aux élections présidentielles boycottées par les partis d’opposition en obtenant les parrainages nécessaires dont ceux d’élus du parti au pouvoir qui pouvait ainsi montrer que le scrutin était ouvert. Beaucoup lui ont reproché d’avoir ainsi fait le jeu du pouvoir en servant de caution démocratique. Dès le premier tour, le président sortant obtiendra 81 % contre 9% à Biram Abeïd.
Personnalité controversée, au verbe haut, il maîtrise parfaitement les nouvelles technologies de l’information et il sait gérer ses relations avec les chancelleries occidentales promptes à enfourcher le cheval de bataille des droits de l’homme sur des sujets peu risqués et politiquement rentables. En faisant de ses emprisonnements une caisse de résonance de sa cause vis à vis de l’opinion mauritanienne et internationale, il montre le visage d’un nouveau militantisme anti esclavagiste en Mauritanie dont l’efficacité ébranle les autorités.
Le schéma binaire esclaves noirs contre esclavagistes arabes qui structure plusieurs articles récents permet d’endosser à peu de frais le costume civilisationnel des droits de l‘homme mais il ne correspond pas à une réalité bien plus complexe.
Notes
- Boubacar Ould Messaoud (SOS Esclaves), Aminetou Mint El Moktar (Association des Femmes Chefs de Familles AFCF), Biram Ould Abeïd Ould Dah (Initiative pour la Résurgence du Mouvement Abolitionniste en Mauritanie IRA)
- L’usus (le droit d’utilisation), l’abusus (le droit de céder) et le fructus (le droit de faire fructifier)
- RF1 et le Figaro le 15 août, Libération le 20 août, Jeune Afrique le 21 août et Le Monde le 22 août.
- Site du HCDH à Genève. 21 août 2015
- Lire notamment Les fantômes du roi Léopold. Adam Hochschild, Belfond 1999
- Pour aller plus loin dans la compréhension du contexte mauritanien, lire notamment : Prêcher dans le désert, Ould Ahmed Salem Zekeria, Karthala 2013 et Etat et Société en Mauritanie, cinquante ans après l’indépendance, Ould Cheikh Abdel Wedoud, Karthala 2010.
- «Pour les maîtres, violer les esclaves est un droit. Le nouvel Observateur. 4 janvier 2015.
- Le Maroc ne reconnaîtra la Mauritanie qu’en 1969
- C’est le terme officiel en Mauritanie pour désigner les non Maures
Pour aller plus loin sur la condition féminine
Près de 200 millions de filles et de femmes, dans 30 pays à travers le monde, ont subi des mutilations génitales féminines (MGF). Mais en Somalie, ce sont 98% des filles et femmes qui ont été mutilées – 98%! .
Les mutilations génitales féminines n’ont aucun intérêt du point de vue médical. Elles sont même extrêmement dangereuses. Les filles peuvent succomber à des infections liées aux conditions sanitaires, les cicatrices peuvent rendre leurs accouchements particulièrement difficiles.